Revue semestriel de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet

La rubrique Un écho de chanson est consacrée
à la poésie mise en chanson.

Dans le n° 64, décembre 2017 : Annick CIZARUK

Photo : © Francis Vernhet

Seize ans. L’âge de la rupture et de la prise en main pour Annick Cisaruk. Elle qui n’a connu jusqu’alors que la campagne prend le car pour la ville : Lyon. Encouragée par sa mère, elle décide de mettre à distance son village, l’école, l’usine textile qui l’emploie comme ouvrière depuis 6 mois. En poche, l’adresse d’une logeuse et de quoi manger quelques jours. Il lui faut échapper à un destin que les adultes, au premier rang desquels  l’institutrice communale, ont scellé depuis longtemps. Cette dernière n’avait-elle pas écrit sur un bulletin, en primaire : « Dès qu’Annick aura l’âge de travailler, vous la mettrez à l’usine » ? N’avait-elle pas concouru fortement à ce que la petite fille s’enfonçant de classe en classe dans l’échec, se persuade de sa médiocrité, de son incapacité à apprendre, de l’obligation d’être à vie « une ouvrière » ?

La route était-elle si irrémédiablement tracée ? Sa famille maternelle est originaire du Beaujolais tandis que la branche paternelle vient d’Ukraine et de Pologne. Cette dernière s’installe, après la seconde guerre, dans la région roannaise. Les usines de textiles environnantes sont pourvoyeuses de travail pour chacun. Dans cette famille slavo-beaujolaise, on chante, on joue de l’accordéon, de la guitare, du violon, de la mandoline…, on parle 3 ou 4 langues et la maisonnée ne manque pas une occasion de sortir les instruments, de chanter, de danser, d’improviser des fêtes et qu’elles soient familiales, communales ou paroissiales, à chaque fois, la jeune Annick chante. Avec son grand-père, elle écoute les Chœurs de l’Armée Rouge et apprend des airs ukrainiens. C’est lui, puisqu’ils vivent à la campagne, qui l’initie aux champignons, lui révèle ses dons de « sourcière », et lui conseille, lorsqu’elle va mal de grimper dans les arbres pour « prendre de la hauteur, voir le monde différemment afin d’y être plus heureuse. »

Lyon. Seize ans. En dépit d’un quotidien très difficile — logement insalubre et travail à la chaîne aux Conserveries Lenzbourg : « un travail d’usine, je ne savais faire que ça » —, la ville lui procure simultanément deux rencontres déterminantes. La première a lieu à la Bourse du Travail : un récital de Léo Ferré dont Annick est spectatrice. Elle qui n’aime rien tant que les refrains de Sheila et de Claude François, est complètement bouleversée par la manière dont l’éruptif Léo s’adresse à son public : « Mes ailes et mon futal qui traînent dans la rue / Si c’est ça l’albatros je vole comme lui / Mes ailes et mon chagrin ensemble descendus / Vous pouvez me rogner les ailes, c’est gratuit // Y a pas qu’des albatros au dessus des bateaux / Y a pas qu’des albatros au dessus des salauds / Il y a tous ceux qui regardent traîner les ailes / Aux albatros1».

« C’est là, devant l’engagement de cet homme, de son corps autant que de ses textes que je me suis dit : je veux faire cela, je veux avoir ce rapport là avec les gens. C’est à la suite de ce récital que je me suis mise à lire, que j’ai voulu découvrir autre chose que le hit parade même si, bien entendu, d’autres facteurs sont intervenus dans le même sens. »

Deuxième rencontre déterminante : Annick Cisaruk fait la connaissance du comédien Didier-Georges Gabily2 qui va l’initier à la poésie de Desnos, Tardieu, Frémon… et la guider dans son insatiable soif d’apprendre. Outre le théâtre, Gabily écrit des chansons et joue de la guitare aussi est-ce tout naturellement qu’à Tours, deux ans plus tard, ils préparent ensemble un tour de chant. Elle fait des premières parties : Pia Colombo, Juliette Gréco qui, après l’avoir entendue, vient lui proposer son aide pour enregistrer un disque. Cette offre, Annick ne la saisit pas. C’est beaucoup trop tôt pour elle. Elle ne peut pas entendre cette reconnaissance immédiate de son talent. Sa perception d’elle-même est trop dévaluée. Il lui faudra du temps pour s’extraire de cette gangue négative qui, alimentée par les échecs scolaires à répétition, s’est épaissie d’année en année et l’enserre.

C’est à Tours encore que le metteur en scène André Cellier3 lui propose un rôle dans Mère Courage puis dans Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller...

Au début des années 80, les tribulations de la vie, les opportunités d’être sur scène pour chanter et jouer la mènent à Paris. Elle n’a aucun plan d’avenir, elle n’a pas encore pris le moindre cours de chant ou de théâtre mais elle se laisse convaincre de se présenter au concours du Conservatoire national d’art dramatique. Dès sa première tentative, elle est admise : « À Paris, au Conservatoire, j’ai eu des professeurs extraordinaires — Pierre Vial, Marcel Bluwal, Pierre Debauche, Jean-Pierre Miquel — mais je n’ai pas été heureuse, ça me rappelait trop l’école. J’ai failli lâcher au bout d’un an mais j’ai réussi à tenir le coup. »

S’appuyant sur son instinctive capacité à effectuer des choix très sûrs, Annick Cisaruk développe donc, dès ses débuts, un parcours où le théâtre et le chant sont indissolublement mêlés.

Côté théâtre, elle est au Théâtre de l’Est Parisien pour Le Petit Mahagonny de Bertolt Brecht dans une mise en scène de Marcel Bluwal ; au Châtelet pour L’Opéra de quat’ sous de Bertolt Brecht (Giorgio Strehler) ; au Palais de Chaillot pour Ubu Roi d’Alfred Jarry Roland Topor ; au Théâtre de l’œuvre pour Camille C. de Jonathan Kerr (Jean-Luc Moreau)…

Côté chant, ses créations musicales la mènent en Amérique centrale, au Maroc, en Italie, au Japon, en Russie, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis. Dans le même temps, elle jalonne sa carrière discographique avec 5 CD :

2002 – Annick Cisaruk chante Aragon, Vian, Ferré…
Dans ce premier CD de 16 plages, Annick Cisaruk aborde principalement les auteurs Louis Aragon et Boris Vian avec 7 titres pour chacun. Ce sont ses précédents spectacles qui en constituent la matière et c’est avec le pianiste Christophe Brillaud qu’elle se fait découvrir.

2008 – Annick Cisaruk chante Barbara
C’est le premier album du duo David Venitucci-Annick Cisaruk. On ne sait pas qu’il s’agit de l’acte de naissance d’un duo d’exception comme le fut en son temps celui de la chanteuse Monique Morelli et de l’accordéoniste Lino Leonardi. Dans ce CD, une femme fait sienne les paroles et les mélodies d’une autre femme et, sans qu’elles se soient rencontrées, affleurent de troublantes connivences…

2010 – Annick Cisaruk – Léo Ferré, l’âge d’or
Deuxième réalisation de ce duo et premier hommage à Léo Ferré dans lequel la chanteuse interprète Les albatros qui l’avait tant impressionnée à 16 ans. L’album réunit des titres rares (Tu penses à quoi ? ) et d’immenses succès (Avec le temps4) dont une version de Vingt ans dans laquelle Annick Cisaruk insuffle l’urgence de la jeunesse avant une improvisation instrumentale conclusive teintée de distance et de mélancolie.

2016 – Annick Cisaruk et David Venitucci « Où va cet univers ? »
Pour ce deuxième hommage à Ferré , l’accordéonniste-arrangeur David Venitucci invite, au gré des plages,  plusieurs instrumentistes : Denis Leloup au trombone (Paname), Henri Tournier à la flûte (Jolie môme), Antoine Banville à la batterie (L’amour fou), François Thullier au tuba (T’en as), Guillaume Latil au violoncelle (C’est extra, On s’aimera). À ces réussites, ajoutons les duos de Quartier latin et, Je te donne…

2017 – Annick Cisaruk et David Venitucci « La vie en vrac » 5
Cet album signe le retour à la formule en duo qu’affectionnent ces 2 artistes mais il occupe une place à part dans leur discographie puisque les 14 chansons écrites par Yanowski, sont de très libres adaptations de la vie même d’Annick. Nous n’avons pas à connaître l’ampleur des libertés que l’auteur prend avec la réalité. Si elle semble de faible amplitude dans La lettre ou La logeuse, elle est sans limites quand, remontant vers l’Europe de l’est, l’auteur évoque les origines et les ancêtre de la chanteuse.

Ainsi, cette magistrale lignée d’interprètes féminines  constituée par Germaine Montero, Cora Vaucaire, Juliette Gréco, Catherine Sauvage, Monique Morelli, Francesca Solleville, se poursuit-elle, aujourd’hui, avec Annick Cisaruk. Ainsi l’adoubement, dès ses premières prestations de chanteuse, par la « Muse noire » Juliette Gréco annonce t-il la reconnaissance ultérieure, par la « Dame blanche » Cora Vaucaire, de l’interprète de haut vol : « Là-haut où l’albatros est du blanc d’innocence.1 »

 

Le 9 octobre 2017

1 - Extrait de la chanson Les albatros de Léo Ferré.
2 - Avant d’écrire des romans, des pièces de théâtre, d’animer des ateliers pour les acteurs et de diriger le Groupe T’chan’G !, Didier-Georges Gabily (1955-1996) a signé de nombreuses chansons.
3 - Militant communiste fortement impliqué dans la décentralisation culturelle, l’acteur et metteur en scène André Cellier (1926-1997) est, de 1971 à 1976, directeur du Centre dramatique de Tours.
4 - Le musicien David Venitucci a donné une autre version remarquable, en solo, d’Avec le temps, en 2003, dans son album Cascade. En parallèle avec sa carrière de jazzman, il entretient une étroite relation avec la chanson : il a joué et enregistré avec Romain Didier, Francis Lemarque…
5 - Issu du récital La vie en vrac que présentent actuellement Annick Cisaruk et David Venitucci, le CD éponyme vient de paraître en cet automne 2017.

 

© Bernard Ascal, 2017. La reproduction de ce texte, en partie ou en tout, est soumise à autorisation.

Annick CIZARUK
décembre 2017, n° 64

Marc OGERET
Juin 2017, n° 63

Christiane VERGER (1903-1974)
Décembre 2016, n° 62

Yvette GUILBERT (1865-1944)
Juin 2016, n° 61

Michèle BERNARD
Décembre 2015, n° 60

Francesca SOLLEVILLE
Juin 2015, N° 59

Louis ARAGON et la mélodie française
Décembre 2014, n° 58

Louis ARAGON - De Catherine Sauvage à Annick Cisaruk
Juin 2014, n° 57

Louis ARAGON - Ferré, Ferrat, Leonardi, Martin et compagnie
Décembre 2013, n° 56

Louis ARAGON et la chanson
Juin 2013, n° 55

retour haut